C a t h e r i n e   V e r l a g u e t , auteure



L'échappée

Co-écriture avec Valérie Briffot

Récit et jeu – théâtre d’ombre et d’objets

Une femme nous raconte les silences de son père qui, tous les dimanches, partait faire du vélo. Comment une petite fille devient femme dans les non-dit de son père ? Comment le vélo, pour elle, devient symbole de liberté ? Jusqu’à cette échappée qui fera d’elle une jeune femme.

Mise en scène : Valérie Briffot en 2011

(Cette pièce n'est actuellement pas en tournée voir dans les archives)

Extrait

C’est mon père…
Enfin, l’image de lui que je préfère : sur son vélo…
Sauf que ce jour-là, il n’est pas sur son vélo, il n’a pas non plus son maillot. Il a mis son beau costume celui des grandes occasions : on est tous les deux au restaurant. Brasserie la Strasbourgeoise.
Seuls…
Face à face…
J’ai 37 ans et je n’ai pas l’habitude.
Tic Tac Tic…
On est les seuls clients…il n’y a pas un bruit dans ce restaurant … Et entre mon père et moi… non plus….
Mon père pianote avec ses doigts sur la table.
Bon j’ai déjà fini ma bière, qu’est-ce que je fais, j’en commande une autre ?
Je pourrais peut-être parler du mauvais temps…
C’est bizzare, il n’y a pas d’horloge dans ce restaurant.
Tic,
Ce tic-tac…
Son tic-tac ! Ca fait des années que je ne l’ai pas entendu !
La première fois, j’avais 11 ans. Couloirs blancs, odeur de désinfectant, chambre 262. C’était un dimanche. C’est ce jour-là que nos dimanche se sont arrêtés.
La petite fille que j’étais adorait les dimanches : c’était son jour préféré !
J’ai 7 ans. Il est sept heures du matin. C’est dimanche, et mes parents dorment encore à poings fermés.
Sans faire de bruit, la petite fille que j’étais enfile juste une robe de chambre sur sa chemise de nuit et saute de son lit.
A pas de souris elle sort dans le couloir. La chambre de ses parents…Ne pas les réveiller. L’escalier : Dix, neuf, huit –attention la marche qui craque- six, cinq, quatre, trois, deux, un, le garage. Elle n’allume pas la lumière. Ses pieds connaissent par cœur le terrain et les obstacles à éviter : les grosses chaussures de son père – les enjamber ; l’escabeau – le contourner ; les rouleaux de câbles électriques – ne pas trébucher.
L’établi de son père… Tout est trié, classé, étiqueté… même la poussière ! Comment il fait pour ranger aussi bien ses affaires ? Elle, avec sa chambre elle n’y arrive pas. Son père dit toujours « Chaque chose à sa place et les vaches seront bien gardées ». Il dit aussi « la vie appartient à ceux qui se lèvent tôt » et « pierre qui roule n’amasse pas mousse » et… ah ! oui ! aussi « le travail, c’est la santé ». Et bien la santé, il doit l’avoir son père. Parce qu’il travaille le lundi, le mardi, le mercredi, le jeudi, le vendredi. Le samedi aussi, il travaille : il bricole dans la maison. Et le dimanche, jour de repos, il travaille sur son vélo. Elle, dès qu’elle l’entend descendre les escaliers, elle se cache sous l’établi comme une petite souris verte.
Elle retient sa respiration… Surtout, ne pas faire de bruit ! Elle sait qu’il sait, qu’elle est là ; elle a le droit de rester tant qu’elle ne le dérange pas. Pour son père, l’établi c’est sacré, faut pas y toucher ! Elle ouvre grand les yeux, grand les oreilles, mais surtout pas sa Grande bouche ! Le dimanche, tant qu’elle fait la petite souris, elle peut rester avec son père et le regarder…
travailler.
Clé de 13.
Chiffon.
Huile.
Il faut pas beaucoup d’outils pour réparer un vélo (elle sait)…
Graisser.
Visser.
Ajuster (elle connaît)…
Et pour finir, écouter…
Dix fois, vingt fois, 100 fois il fait tourner la roue, l’oreille aux aguets, à l’affût du couac, de la fausse note qui gâcherait la symphonie des rayons.
La petite est toute entière dans les gestes de son père.