C a t h e r i n e   V e r l a g u e t , auteure



Le temps de vivre

Nouvelle



Nuit... Noir... Lumière, flash... Elle sursaute, est en nage, a froid, les draps sont lourds et sa tête est collée, vissée, clouée, sa bouche est pâteuse... Elle a rêvé. Une chute. Elle a rêvé d’une chute. Elle va se rendormir. Son coeur se calme maintenant. Et puis elle pense vaguement en attendant : où est l’arbre contre lequel je dormais tout à l’heure ? Où est Antoine? Qui a éteint la musique ? A moins qu’elle n’ait rêvé tout ça, l’arbre et le pré, Antoine en vrac comme une marionnette... Elle ne sait pas, ça n’a pas d’importance, elle est trop fatiguée pour réfléchir, trop fatiguée pour se demander où elle se trouve et ce qui s’est passé. Il n’y a que les rêves que l’on oublie alors j’ai dû rêver, c’est ce qu’elle se dit. Pourquoi est-ce que tout tourne comme ça ? Pourquoi est-ce qu’elle ne se rendort pas ? Elle est si fatiguée... Elle aura bien le temps de se poser toutes ces questions, plus tard, lorsqu’elle se réveillera, lorsqu’elle sera en pleine conscience, en pleine force... Il y a un courant d’air, elle le sent sur sa main, à cause du drap qui frotte comme une caresse répétitive, irritante... Le téléphone sonne. C’est Antoine qui l’appelle pour l’insulter encore ou pour s’excuser. Elle se souvient qu’ils se sont disputés tout à l’heure : ça lui a fait du mal parce qu’elle avait des projets... Sa mère a besoin d’elle au restaurant : la serveuse est en retard, il faut bien que quelqu’un la dresse, cette terrasse ! Mais bien sûr Antoine arrive à l’heure et son trait d’eye liner n’est pas droit, ne ressemble même en rien au premier, celui tracé sur l’autre oeil. Il s’énerve parce qu’ils vont rater le film et elle s’énerve à cause de son trait et puis parce qu’elle a ces projets et qu’il est en train de tout gâcher. Qu’est ce qu’elle en a à faire du film ! Elle commence tout juste à se calmer. Elle ne décroche pas, écoute, attend le bip, qu’il laisse un message, espère qu’il s’est calmé puisqu’elle s’est calmée, elle, a envie de l’entendre et même de le voir mais surtout ne plus se mettre en boule. Bip ! Il s’excuse. Elle sourit. Elle voit le sac du magasin de lingerie,  pense à l’ensemble, le voit très bien, elle est heureuse. Après tout Delphine porte bien de la dentelle elle aussi, pas beaucoup mais juste assez pour ne pas être ridicule à seize ans, alors elle est heureuse parce que ce soir, ce sera la première fois et que cet ensemble, elle l’a choisi dans l’après-midi avec Delphine, pour l’occasion. Il y a des voix... Mais qui sont loin ! Elle les entend à peine et ne les comprend pas, ne veut pas faire l’effort de savoir d’ou ça arrive ou de ce que ça raconte. Peut-être ouvrir les yeux pour voir... Ouvrir les yeux, oui, il faut ouvrir les yeux... Sa tête tourne à lui donner le vertige et il y a des points noirs qui s’agrandissent avant de disparaître. L’effort est considérable... Elle ne peut pas ouvrir les yeux, tant pis, elle ne verra pas, après tout ces voix sont loin et elle veut surtout se rendormir. La fenêtre a dû rester ouverte, il y a toujours ce courant d’air, ce drap humide de sueur plaqué lourdement contre elle... Pas la force de le pousser. Faire le vide, faire abstraction... Chuuuut... Elle va se rendormir. Sa tête tourne, tourne toujours, elle se rendort... Sursaute, se réveille, ouvre les yeux : Antoine n’est plus à côté d’elle. Ca fait bizarre ce silence, ce siège vide ! Que fait cet arbre dans la voiture et qui a éteint la musique ? Ce silence extraordinaire... Est-ce que ce ne serait pas Antoine là-bas, un peu plus loin ? Une position bizarre, les membres complètement en vrac, comme une marionnette, le visage dans la terre... Du vent par le pare-brise... Quand elle se recouche contre l’arbre, elle sent un souffle frais sur son visage: ça fait du bien. Dans la salle de bain elle redessine ses traits parce qu’ils vont quand-même sortir, malgré le film raté, pour rattraper le coup. Ils vont en boîte mais il ne faut pas le dire parce qu’elle n’a pas le droit : ils vont juste chez Delphine mater un film et sous sa robe elle se sent nue, ça lui fait déjà envie. Les armatures sous ses seins et le peu de tissu qui lui rentre dans les fesses... Tout ça est si léger sur sa peau de seize ans, elle sourit. Pourquoi est-ce que sa mère pleure ? Sa mère appelle, semble appeler, elle l’appelle oui... Et les sanglots de sa mère lui donnent envie de pleurer parce qu’elle ne supporte pas que sa mère pleure. Elle voudrait bien faire quelque chose... Mais c’est bizarre quand même, ce siège vide à côté d’elle et ce silence, et Antoine qui n’est plus là...Ne pleure pas maman, je vais ouvrir les yeux, je vais y arriver, je vais bien finir par y arriver, je vais... Attends juste, un peu, deux minutes, je me repose, je ne peux pas comme ça, pas tout de suite, mais tout à l’heure... Il faut me reposer. Plus tard, demain, dans quelques jours... Maman appelle à l’aide, je sais pourquoi maman appelle à l’aide... Antoine est mort n’est ce pas ? Antoine a dû mourir et moi je dors là contre l’arbre ou je suis tellement bien bien, tellement fatiguée... Pas la force d’ouvrir les yeux. Ce corps de marionnette... Je veux qu’Antoine me fasse l’amour, je veux qu’Antoine me fasse l’amour, je veux... Si j’avais pas dormi j’aurais peut-être pu crier! Antoine est dans le pré et tous les si du monde n’y changeront plus rien. Comme une marionnette... Attends maman, je me souviens, c’est juste... Plus tard. Parce que je suis trop fatiguée. Dans le silence et contre l’arbre, je veux dormir encore un peu, ce drap est lourd... Juste rêver, je fais l’amour...