C a t h e r i n e   V e r l a g u e t , auteure



Comme si de rien

Polar de récit et de jeu

Un dimanche d’Octobre 2015, Victor Graton est retrouvé pendu. La police conclue à un suicide, dû à la perte de son emploie à 54 ans. L’année précédente, la police avait également résolue l’affaire de la disparition de son patron : Monsieur Petitpont avait fait une fugue amoureuse avec sa comptable Jasmine Porteur !

Or, rien de tout cela n’est vrai.

Grâce aux récits des voisins, nous allons remonter le temps et, sous différents angles, recomposer le puzzle de ce qui s’est réellement passé ce vendredi où Monsieur Petitpont a disparu.

Que lui est-il arrivé ? Où est réellement Jasmine Porteur ? Pourquoi Victor Graton s’est-il pendu ?

(Cette pièce n'est actuellement pas en tournée)

Fabrique d'écriture

Depuis quelques années, pour raconter mes histoires au théâtre, je me régale à travailler sur des codes dramaturgiques qui autorisent, au plateau, des changements d’espaces et de temporalités, permettant de gagner en rythme comme en diversification de points de vus.

C’est ma collaboration de longue date avec Olivier Letellier, ma rencontre avec le théâtre d’objets et l’univers des conteurs qui m’ont initiée à ces dramaturgies plurielles : la démultiplication des personnages avec une distribution restreinte, le passage évident de la narration au dialogue et la complicité que la narration crée avec le public, l’impression de changement de plans…

Ces codes sont idéaux pour l’écriture d’un polar théâtral où les notions de rythme, de non-dit, de gestion du visible et de l’invisible sont jouissives et primordiales.

Extrait

(…)

Sylvain Graton. 16 ans.
En première scientifique.
Puceau.
Très amoureux

- très excité surtout –

par sa copine,
Morgane,
qui l’énerve

- qui le fait attendre –

depuis quatre mois.

MORGANE – Pas trop près. Pas encore. Attend ! Pas tout de suite.

Ce week-end, les parents de Morgane sont partis à un mariage.
On est vendredi soir. Ils viennent de partir.
Morgane envoie un texto à Sylvain.

MORGANE - Seule chez moi. Prête. Et toi ?

Les parents de Sylvain sont invités à manger chez des amis, quelques rues plus loin.
Ça tombe bien.
Ils y sont allés à pied.
Sylvain se dit que c’est possible
Que c’est jouable
Qu’ils ne seront pas de retour avant minuit
Qu’il a quelques heures devant lui.

SYLVAIN – Yes.

Trop longtemps qu’il attend ça.
Il ne va pas gâcher une occasion pareille !
Une opportunité.
C’est ça : une opportunité !
Après tout, il a la conduite accompagnée, il sait conduire !

Sylvain met dans un sac :
SYLVAIN (préparant son sac pour la soirée) : Préservatif, lubrifiant, slip propre, brosses à dent, t-shirt de rechange…

Il sort de sa chambre sur la pointe des pieds
- ce qui est ridicule puisqu’il n’y a personne chez lui - ses parents sont sortis -
comme quoi, il ne réfléchit pas très droit le garçon.

Sur la pointe des pieds, il va jusque dans la cuisine
parce que c’est là que se trouve la boîte à clefs
avec toutes les clefs, dedans.
Il prend la clef de la voiture de son père.
Une Audi. Il ne sait pas quel modèle…
Il ne s’y connaît pas…
Mais il sait que c’est une Audi.
Parce que son père est fier d’en avoir une.
Parce que
son patron aussi, a une Audi.
Et son voisin, aussi.
Et aussi deux de ses amis ; deux amis qu’il estime, pas n’importe lesquels
UN AMI DU PERE – Bienvenue au club !

Son père – Victor Graton – aime bien cette sensation de pouvoir « en être ».
Bref, ce n’est pas le propos.

Sylvain, donc, prend la clef de la voiture de son père.
Il passe par la buanderie, derrière la cuisine,
et rejoint le garage par là.
La buanderie fait le lien, dans leur maison, entre la cuisine et le garage.
Mais on s’en fout de ça, en fait.
Ok.

Sylvain arrive dans le garage
A pas de loup
Il bande
Déjà.

Il ouvre la porte du garage.
Il sait comment l’ouvrir sans que ça fasse de bruit.
Il bande. Il doit se concentrer.
Il faudra qu’il la referme, après. Si ses parents rentrent et qu’il n’est pas encore rentré, si la porte du garage est fermée, avec un peu de chance, ils iront se coucher directement et ne s’apercevront pas que la voiture n’est pas là. Ils iront se coucher en pensant
que la voiture est là
que Sylvain dort
que tout va bien
comme d’habitude
que tout est comme d’habitude…

VICTOR – Bonne nuit.
MARYLÈNE – Bonne nuit.
Mais on en n’est pas encore là.
Et « là », d’ailleurs, on n’y arrivera pas.
Parce que ça ne s’est pas passé comme ça.

Sylvain ouvre la porte du garage.
Il bande.
Il ouvre la voiture avec la clef. Pas avec le BIP.
Pas avec le BIP, non, qui fait beaucoup trop de bruits.
Les voisins entendraient le BIP, viendraient à la fenêtre, le verrait au volant…
Trop risqué, trop risqué.

Sylvain ouvre la voiture avec la clef, puis ouvre le coffre pour y jeter son sac.
Sylvain fait un bond en arrière.

SYLVAIN – Putain !

Il a mis ses mains devant sa bouche, par réflexe.
Il hésite.
Il est tétanisé.
Il ne bande plus.
Plus du tout.
Devant lui, dans le coffre de la voiture de son père, il y a un homme.
Mort.

Sylvain referme le coffre de la voiture.
Il vérifie derrière lui, dans la rue…
Personne.
Sylvain referme la porte du garage.
Il sait comment la refermer sans qu’elle fasse de bruit.

Il a envie de dire « putain », mais il n’y arrive pas. C’est comme si sa voix avait pris peur et s’était enfuie.

Sylvain repasse par la buanderie, par la cuisine, remet la clef de la voiture dans la boîte, remonte dans sa chambre…
S’assied,
Hésite,
attend un petit peu…

Il prend son téléphone portable et envoie un texto à Morgane :

SYLVAIN – Peux pas ce soir. Mes parents sur le dos.

Quelques secondes plus tard, Morgane envoie une photo d’elle, nue, et écrit :

MORGANE – Tant pis !

Il n’a plus DU TOUT la tête à ça.

(…)