C a t h e r i n e   V e r l a g u e t , auteure



Comment devenir un château fort


Pierre a 15 ans quand sa mère les quitte pour reprendre la mer. Il reste seul avec son père et son frère de 19 ans. Ensemble, ils déménagent et Pierre change d’école.

Pour Pierre, plus rien n’a vraiment de sens. Les règles de sa mère n’ont plus à être appliquées. Perdu et en colère, Pierre provoque et brave les interdit puisque les règles de sa mère n’ont plus à être appliquées. Pour la première fois, Pierre découvre aussi l’amour et le désir, mais pas pour la même personne. Comment appréhender les filles alors qu’il vient de perdre son seul repère féminin ? Comment communiquer avec ce père qui ne parle pas ? Et avec ce frère qui parle trop ?



Extrait

CHAPITRE 1

Et voilà, on y est !

La nouvelle maison. Entre hommes.

Au moins, ici, j’ai ma chambre. Plus besoin de partager avec Guillaume.

Comme si des chambres individuelles pouvaient faire office de pansement !

Franchement, Guillaume et moi, à choisir entre maman ou une chambre individuelle, on aurait choisit maman. Mais bon. Maman se faisant la malle de toute façon, une chambre individuelle c’était mieux que rien je suppose.

C’est Papa qui a décidé, pour le déménagement. Sûr qu’il ne se voyait pas continuer sans elle dans notre ancienne maison. Sûr qu’entre ces murs où ils venaient de passer vingt ans de vie commune, il n’y avait soudain plus assez de place et trop de souvenirs.

Avant de partir, maman a dit que quitte à ce qu’on déménage, ce serait bien de trouver quelque chose où chaque garçon ait enfin sa chambre parce qu’il était temps. Quand je lui ai demandé de quoi il était temps, elle a répondu qu’à partir d’un certain âge, un garçon avait besoin d’intimité. J’ai failli lui répondre qu’en deçà d’un certain âge, un garçon avait aussi besoin de sa maman, mais j’ai fermé ma gueule parce que je ne voulais pas la faire pleurer.

Personne ne semblait concerné par le fait que j’allais changer de bahut en cours d’année - et plus précisément pour la rentrée de mon troisième trimestre de seconde - mais là-dessus aussi j’ai fermé ma gueule, question de priorité.

Ce n’est pas qu’ils se quittent en mauvais termes, les parents. Non ! On dirait des vieux potes. Des vieux potes un peu tristes.

On l’a toujours tous su que maman voulait retourner sur son bateau. Mais bon. On a tous des trucs qu’on veut dans la vie, c’est pas pour ça qu’on les obtient. Dixit maman - avant qu’elle ne se décide à repartir, évidemment.

Ce que je veux dire, c’est que c’est pas comme si maman nous poignardait dans le dos ! Voilà. Plutôt comme si ce poignard-là, elle nous le retirait – ce qui ne fait pas moins mal mais qui laisse plus de chances de survie.

A seize ans, déjà attirée par la mer, elle a quitté ses parents pour travailler sur des bateaux de croisières en tant que femme de cabine. Le tour du monde elle a fait ! Tous les jours, elle en parlait, nous racontait des anecdotes, des légendes, les rencontres qu’elle avait faites, les pays qu’elle avait visité… Dès fois elle pleurait, disait que c’était pauvre de rester toujours au même endroit et que son âme moisissait.

Je sais qu’elle a rencontré Papa à vingt deux ans. Lui, il en avait dix sept, ses parents l’avaient emmené faire une croisière pour qu’il arrête de fréquenter des copains qu’il avait. Sur le bateau, papa est tombé amoureux et maman enceinte. Je crois que si mes grands-parents avaient imaginé un truc comme ça, ils se seraient abstenus pour la croisière et auraient laissé mon père à ses mauvaises fréquentations. Mais bon. Mes parents se sont mariés. Sur les photos de leur mariage, ils ont l’air heureux et mes grands-parents aussi.

En fait, jamais avant aujourd’hui je ne me suis posé la question de savoir si mes parents étaient heureux ensemble. Je pensais qu’ils l’étaient ! Comme tout le monde l’est quoi ! Maman avait beau parler de son bateau et de ses tours du monde, elle disait qu’elle nous aimait et qu’on était la plus belle chose qui lui soit jamais arrivée. Papa, il disait que c’était elle, la plus belle chose qui lui soit jamais arrivée. Et puis un jour, elle a estimé que la plus belle chose qui lui soit jamais arrivée n’avait plus besoin d’elle ! Que Guillaume et moi étions assez grands et que de toute façon, un jour où l’autre, on allait quitter la maison. Alors à quelques années près, elle s’est dit qu’elle pouvait bien partir, elle, maintenant, et reprendre la mer.

Mon père… Peut-être qu’il l’aime trop pour la retenir. Ou peut-être qu’au bout de vingt ans d’angoisses à savoir qu’un jour ou l’autre elle va repartir, il se sent soulagé qu’elle parte, enfin. Parce que côté angoisses, ça va, il a donné mon père : entre son ulcère et ses colites… Bref.

Il est triste mon père ! Ça se voit. Mais quand même, il assure. Il dit qu’il est content de nous avoir et qu’on va s’en sortir, entre hommes. Il dit qu’il n’est pas mal encore du haut de ses trente sept ans et qu’attention, la vie va commencer ! Il tient le coup quoi ! Et nous… Pareil. Mais c’est comme si chacun attendait que l’un craque pour pouvoir craquer lui aussi. C’est l’impression que j’ai. Moi en tout cas, si papa ou Guillaume se mettait à chialer, je crois que je chialerais aussi, juste pour me soulager. Même si, une chose que je sais à propos des hommes, c’est qu’ils ne chialent pas. Pas que c’est une règle ! Mais c’est comme ça, j’ai remarqué. Alors si papa et Guillaume tiennent le coup, je ne vois pas pourquoi moi, ça n’irait pas. Moi, ça va, merci, je fais aller. Tant que je n’y pense pas, ça va. Et quand j’y pense… Je m’arrange pour penser à autre chose parce qu’au fond, il n’y a rien à en penser, juste à accepter la situation parce que c’est comme ça. On a toujours tous su que ça allait arriver et voilà, maintenant ça arrive et il n’y a pas à en vouloir à ma mère parce que ce n’est pas contre nous – dixit mon père.

C’est vrai ! C’est pas comme si elle partait pour un autre homme, maman ! C’est juste que… Elle n’a jamais tenu en place. Elle a toujours été comme ça ! Elle dort cinq heures par nuit et le reste du temps, elle court dans tous les sens. Vingt ans qu’elle court dans la maison, dans le quartier et dans la ville ! Qu’elle connaît tout et tout le monde ! Vingt ans qu’elle va à la piscine et qu’elle fait du vélo, qu’elle travaille dans les hôtels, les restos, les bibliothèques, n’importe quoi pour s’occuper. Elle a le cerveau qui bouillonne, ma mère ! Alors je la comprends : quand on a son tempérament, on ne peut pas rester dans une maison. Même si dans cette maison, il y a la meilleure chose qui vous soit jamais arrivée.

C’est elle qui m’a offert ce cahier avant de partir. Elle a dit qu’on ne savait jamais. Que parce que j’étais le plus petit, les choses seraient peut-être plus difficiles pour moi que ce que je voulais bien montrer. Elle a dit qu’elle se faisait du souci et qu’elle reviendrait aussi souvent que possible, entre deux traversées. Et aussi, elle a dit que parfois, ça pouvait aider, d’écrire. Qu’en mer, elle avait toujours beaucoup écrit, elle, pour pallier à la solitude. Mais ça, je le savais déjà parce que ses calepins de voyages, j’ai toujours su exactement où ils étaient dans la bibliothèque, même si jamais je n’ai osé en ouvrir un.

Je n’aime pas forcément écrire. Mais j’aime bien ce cahier parce que c’est le même modèle que les calepins de voyages de ma mère. Elle n’a pas choisit au hasard. Evidemment.

Et puis… Je m’ennuie. Connais personne ici. Alors j’ai décidé, comme un défi, de raconter, pour voir. Le voyage de cette nouvelle vie, dans cette nouvelle maison, dans ce nouveau quartier, dans cette nouvelle école où je rentre demain. Le voyage de cette vie sans Elle, de cette vie entre hommes.

Comme elle m’a dit qu’elle faisait dans ses carnets, j’ai décidé que j’écrirais tout au présent. Maman dit que ça permet de mieux revivre l’instant, de mieux le comprendre et de plus facilement trouver les mots. Parce qu’évidemment, le but n’est pas seulement de raconter mais aussi d’apprendre à trouver les mots pour dire ce que je ressens et ça, ce n’est pas gagné vu que je ne suis pas quelqu’un qui parle, comme on dit. Alors va pour le présent, je fais confiance à maman.

CHAPITRE 2

Je m’appelle Pierre. Je suppose que c’est comme ça quand on commence un carnet : il faut se présenter.

Avant, on m’appelait Pierrot. Mais c’est maman un jour, il y a deux ans, qui a dit que ça suffisait et qu’il fallait m’appeler Pierre parce que Pierrot, c’était infantilisant. Elle a dit ça et moi j’étais d’accord et bien content parce que depuis le temps que j’en avais marre, moi, de Pierrot ! A partir de ce jour, on ne m’a plus appelé que Pierre et en fait, je pense que c’est pour elle que ça a été le plus dur vu que c’est elle, surtout, qui m’appelait Pierrot. Pendant longtemps, ça lui a échappé. Mais toujours, elle s’est reprise pour donner l’exemple - même si, dans sa bouche à elle, ça ne m’a jamais dérangé, Pierrot. Depuis qu’elle n’est plus là, ça me manque carrément. Je voudrais que tout le monde se remette à m’appeler Pierrot juste pour ne pas oublier comment c’était, quand elle, elle m’appelait comme ça. Mais je sais que ça me manque seulement parce qu’elle est partie. Au fond, je suis bien content qu’on ne m’appelle plus Pierrot. Et puis dans la vie, il faut faire des choix ! Entre Pierre et Pierrot, j’ai choisit Pierre, il faut que j’assume maintenant.

J’ai quinze ans. Seize, dans trois mois. Et même si je ne sais pas à quel âge on peut affirmer qu’on est un homme, pas plus que je ne sais ce qui en fait un de vous, je sais avec certitude qu’il y a cinq ans, quand mon frère a eu seize ans, du haut de mes douze ans je me suis dit « putain ça y est : c’est un homme mon frère ». Tout à coup, je le trouvais plus grand, plus fort, et puis je trouvais qu’il ressemblait à papa. Depuis, je n’en ai jamais douté : mon frère est un homme.

Alors d’accord : je ne ressemblerais jamais à papa, vu que je tiens plutôt de maman, je serais toujours le cadet et sans doute aussi toujours moins grand et moins carré que mon frère mais bon, il se trouve que dans trois mois j’aurais seize ans et qu’il n’y a pas de raison pour que moi, à seize ans, je ne devienne pas un homme. En attendant, je me prépare. Je m’habitue peu à peu à la question. J’enterre définitivement Pierrot et j’essaye de ne plus faire l’enfant –comme dit maman quand je m’acharne à vouloir quelque chose ou que je fais ma tête de poisson pendant des heures parce que je suis contrarié. J’essaye de ne plus pleurer, de prendre de la distance, de construire ce mur autour de moi dont j’ai souvent entendu Guillaume parler.

Guillaume aujourd’hui, il a dix neuf ans. Il fait des études de philosophie par correspondance. Mon père dit que ce sont des études qui t’apprennent à te prendre la tête sur des trucs qui ne te serviront jamais à rien dans une économie de marché. Mais Guillaume, lui, il aime ça, les idées qui ne servent à rien. Il dit qu’elles servent au moins à garder l’esprit libre et à lever des filles et il semble que dans sa vie, pour l’instant, il n’y ait que ça qui l’intéresse. Maman dit qu’il faut bien que jeunesse se fasse. Je suis d’accord. Papa répond qu’il faudrait quand même qu’il apprenne à gagner sa vie, que jeunesse se fasse avec son propre argent. Je suis d’accord aussi.

C’est un de mes problèmes : je suis souvent d’accord avec tout le monde, ce qui fait que beaucoup de gens pensent que je n’ai pas d’opinion ou que je suis en crise d’ado. Mais en fait ce n’est pas ça. C’est juste que quand on écoute vraiment les gens, on se rend compte que chacun, de son point de vue, a raison. Vous me direz que ça ne devrait pas m’empêcher d’avoir mon propre point de vue. C’est vrai. Faut croire que je n’en suis pas encore là. Mais je ne suis ni en crise, ni je-m’en-foutiste, ni violent, ni dans le refus – comme j’entendais dans mon autre lycée certains parents de potes à moi dire de mes potes à mes propres parents. Je regarde, constate et réfléchis, c’est tout.

D’un point de vue social, je dirais même que mon frère - qui a, lui, plein de points de vue - est beaucoup plus dans le refus que moi qui serais plutôt dans l’acceptation, la curiosité, voire le doute, comme l’a expliqué ma mère à la mère d’un pote à moi, une fois. J’étais d’accord.

Je n’ai encore rien dit sur mon père. Ou presque.

Mon père a trente sept ans et est plutôt beau gosse - à en croire ce qu’en disaient les filles de mon autre lycée – d’où vous déduirez que mon frère l’est aussi - ce que les filles de mon lycée ne se sont jamais gênées de me dire non plus.

Moi, je ne sais pas si je suis beau gosse. Je sais que maman est une belle femme et que je lui ressemble. Mais ce qui est beau en fille, je ne sais pas ce que ça donne, en mec.

En tout cas, moi, on ne m’a jamais dit que j’étais beau gosse. Mais je ne suis pas certain qu’une fille l’ait déjà dit à Guillaume personnellement. En général, elles viennent me le dire à moi, sans doute dans l’espoir que je le lui répète, ce que de toute façon je m’abstiens de faire parce que je n’aime pas qu’il drague les filles de mon âge.

Il faudrait que je lui demande si une fille lui a déjà dit qu’elle me trouvait beau gosse.

Mais en fait, ça m’étonnerait vu que les filles qu’il fréquente ont plutôt son âge et qu’elles ne me regardent pas. Sauf après - comme si j’étais le service après vente - quand elles ont besoin de se faire consoler, si possible par quelqu’un de l’entourage pour pouvoir rester dans les parages et que moi, ça me fait doucement rigoler. Avant de se faire croquer, elles ne me disent même pas bonjour ! Par contre, elles disent toujours bonjour à mon père ! Comme quoi, aujourd’hui même la politesse répond aux lois du marché : rien n’est investi au hasard !

De toute façon, les nanas, je n’en ai rien à secouer. Quand je vois papa qui est triste et Guillaume qui les croque comme des radis… Je ne suis pas très pressé d’y perdre autant de temps.

Remarquez, sûr que je préférerais faire pleurer les filles moi-même que de consoler toujours celles que Guillaume a fini de croquer parce que franchement, pour l’instant, je perds plus de temps à l’affaire que lui sans avoir jamais les plaisirs qui sont censés aller avec.

Mais je n’ai toujours pas dit ce que mon père faisait : il est directeur des ressources humaines dans une boîte qui a à voir avec des laboratoires pharmaceutiques. Je n’ai jamais réussi à en savoir davantage. Il parle de médicaments, de consultants, de conférences, voire de séminaires. Pour ce qui est de ce qu’il fait, lui, exactement là au milieu… !? Je sais que directeur en ressources humaines, ça veut dire que c’est lui qui embauche puis qui gère le personnel. Maintenant, de quel personnel il s’agit, ça… Mais ce n’est pas grave si je n’en sais pas plus, dit mon père quand je lui pose la question, parce que ce n’est pas très intéressant et que surtout, il n’a pas envie de m’expliquer.