C a t h e r i n e   V e r l a g u e t , auteure



Entre Eux Deux

Création soutenue par Les Nuits de l’Enclave

Ils se rencontrent de nuit, dans une chambre d’hôpital qu’ils doivent partager par manque de lits. Ils sont adolescents. Elle parle beaucoup, trop. Les mots forment comme un socle sous ses pieds : si elle ne parle pas, elle n’existe pas. Lui, n’a pas de mots. Il pense en brouhaha et il est cloué au sol par ses bras trop lourds. Deux folies qui se rencontrent, qui se racontent, et une nuit pour se sauver la vie.

Mise en scène : A présent

(Cette pièce n'est actuellement pas en tournée voir dans les archives)

Fabrique d'écriture

J’avais ELLE, dans mes tiroirs, dans mon vrac - comme je l’appelle.
Comme moi, elle parle beaucoup. Trop. Les mots lui brûlent les ailes autant qu’ils la rassurent. Sans mots, elle a du mal à exister.

Je n’ai pas été abandonnée, mais j’ai toujours l’absurde sentiment que je le suis.

ELLE est née de ma peur de l’abandon, mais inversée, quand je suis devenue maman. Peur de ne pas être capable de donner à ma fille tout l’amour que j’ai pour elle. Peur qu’elle ne le reçoive pas, parce que je m’y prendrais mal… peur de ne pas être à la hauteur. Car ça aussi, ce serait une forme d’abandon : l’incapacité. La maladresse.

LUI est né quand mon Ami Olivier a commencé à vouloir créer un spectacle sur le thème de la honte. La pudeur d’Olivier se cache derrière des chemises bien repassées. Et si aujourd’hui il n’a plus de mal à aller au bout de ses phrases, il a parfois du mal à aller au bout de ses sentiments.

Le propre des sentiments, c’est qu’ils peuvent facilement se perdre dans une gorge nouée. Et que ces nœuds peuvent se transformer en maux bizarres.

J’aime dérouler les mots qu’il a dans la gorge, quand il veut bien me laisser faire.
J’aime qu’il se moque de moi quand j’ai l’absurde impression que mon monde s’écroule. Son rire m’aide à relativiser.
On s’aime d’une amitié qui n’a rien à voir avec le bon ou le mauvais sens du terme.
Et on n’a plus quinze ans.
Mais on est toujours là, comme deux ballons de baudruche qui voyagent dans le vent, parfois ensemble, parfois séparément.

ELLE et LUI sont nés de nous, inconsciemment, sans être tout à fait nous. Et puis ils ont pris leur indépendance et se sont créés à part entière.

Longtemps, ils ont été tout seul, chacun dans un coin de tiroir, dans mon bureau.

Mais un jour, il m’a semblé évident qu’ils étaient faits pour se rencontrer, se réparer.

Extrait

Je vois pas comment on pourrait aller mieux, dans un œuf. Evidemment que ça va mieux, dans l’œuf ! C’est quand tu casses la coquille que ça repart en vrille !

Le seul vrai problème à être ici, c’est que tu finis toujours par en sortir.

LUI – C’est vrai que tu parles, beaucoup.

ELLE – Pardon.

LUI – Non, c’est rien. C’est bien.

ELLE – Ah bon ? Pourquoi c’est bien, pourquoi tu dis ça ?

D’habitude ça soûle.

Ça te soûle pas, toi ?

LUI – Non. Ça me remplit.

ELLE – … Tu te sens, vide ?

LUI – … Non.

ELLE – T’as dit « ça me remplit ».

LUI - Ça me remplace ; ça que je voulais dire.

ELLE – ça veut rien dire « ça me remplace ».

LUI – Je me comprends.

ELLE – Explique !

Un temps.

ELLE – Je me sens vide, moi. Pleine de courants d’air, qui m’engloutissent. Quand je parle, tu vois, ça fait comme un fondement. Mais dès que je m’arrête, ça s’effrite sous mes pieds et je ne sais plus sur quoi marcher.

Et toi ?

Allez quoi ! Dis-moi ! J’ai dit, moi ! Explique ! Question d’égalité.

LUI - Je suppose que… si je devais mettre… un mot dessus…

ELLE- Accouche !

LUI - Trop plein.

ELLE - … De quoi ?

LUI - De choses. De… trucs. Qui tournent. M’embrouillent.

Un temps.

ELLE - Tu n’aimes pas faire la conversation, c’est ça ? Pas parler pour ne rien dire.

LUI – Pas ça.

ELLE – C’est quoi alors ? Quoi ton problème ?

… T’as un problème de langue dans ta bouche ? C’est ça ?

Paralysie.

Pourtant tu parles quand tu veux ! Oui, quand tu veux, tu parles, alors… Qu’est ce qui pourrait bien empêcher ta langue de tourner dans ta bouche pour articuler net et direct ce qui te passe par la tête ?

LUI – … Je ne sais pas faire ça.

ELLE - Pourquoi ?

LUI - Rien qui me passe par la tête.

ELLE – C’est pas possible ça.

LUI – C’est vrai.

ELLE – De vrai ?

LUI – Oui.

ELLE – Tu dis que ça tourne, t’embrouille…

LUI – J’me comprends.

ELLE – Et ben pas moi. Moi, je te comprends pas.

LUI – Tu ne me connais pas.

ELLE – Explique !

LUI – Laisse moi.

ELLE – On est coincé, ici, tout les deux, toute la nuit. Alors tu dis ou je te pourris la vie. Je t’empêcherais de dormir jusqu’à ce que tu craques et que tu me racontes. Que tu essayes au moins. Je te préviens, je suis têtue.

LUI – J’ai pas les mots, j’te dis, j’sais pas !

ELLE - Et ben dit n’importe quoi ! En vrac ! Vas-y ! Balance ! J’en ai entendu d’autres, va ! Des vertes et des trop mûres, crois-moi. Elle n’est pas vide, ta tête ! Pas vrai. Tu penses forcément à quelque chose ! A quoi tu penses, là ? Tu penses à quoi ? Dis-moi !

Tu dis que t’es trop plein. Trop plein de quoi ?

LUI – Je ne sais pas mettre de mots dessus.

ELLE – En quoi tu penses, si tu ne penses pas en mots ?

LUI – En brouhaha.

Voilà.

En brouhaha.

Un temps.

ELLE – Tu penses en brouhaha ?

LUI – C’est ça.

ELLE – Pfff.

Un temps.

LUI – Mais quand tu parles, ça se tait, en moi. Ça fait du bien.

Tes mots qui veulent rien dire, qui servent à rien, ton flot de mots, là, tout ça, ça fait comme une couverture sur mon brouhaha.

ELLE – … Mes mots qui servent à rien !?

LUI - Oui.

ELLE – Je vais prendre ça comme si c’était un compliment, d’accord ? Parce que tu le dis, genre c’est un compliment.

LUI - … Pardon.

ELLE – Y’a pas d’mal.

(…)